On ne saura jamais si 1 + 1 = 2

Nul mathématicien ne peut affirmer que "1 + 1 = 2" ne mènera jamais à une contradiction.

"Ce que le théorème de Gödel nous apprend, c'est que nous ne pourrons jamais être sûrs que les démonstrations mathématiques ne mènent pas à des contradictions." Philosophe des mathématiques et logicien à l'université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, Denis Bonnay témoigne ainsi du fait que depuis 85 ans, ce résultat tient en respect les scientifiques.

De quoi s'agit-il ? D'une simple phrase écrite en 1931 par le logicien autrichien Kurt Gödel en langage mathématique. Traduite dans notre langage, elle dirait : "Les mathématiques ne peuvent pas prouver leur cohérence." Dit plus crûment : nul mathématicien ne peut affirmer que "1 + 1 = 2" ne mènera jamais à une contradiction. Terrible aveu de faiblesse de la reine des sciences, elle qui semblait justement tirer sa légitimité de son absence de contradiction et dont personne, depuis les Grecs, n'avait osé questionner la cohérence.

L'interprétation du théorème de Gödel continue de faire débat. "Pour certains, cette limite concerne les mathématiques et touche donc à l'activité et à la pensée des mathématiciens", dit Denis Bonnay. Pour d'autres, cela prouve une limite d'expression du langage mathématique, "mais pas de la pensée elle-même : ils considèrent que Gödel ajustement transcendé ce langage pour obtenir son résultat". Personne en tout cas ne remet en cause la rigueur du raisonnement.

Nous ne pourrons jamais être sûrs que les mathématiques ne mènent pas à des contradictions - DENIS BONNAY, Logicien à l'université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

Le ressort de ce théorème repose sur une fabuleuse mise en abyme des raisonnements mathématiques, digne du célèbre "paradoxe du Crétois" : "Dis-je la vérité quand j'affirme que je suis un menteur ?" Si c'est vrai, c'est que je mens ; si je mens, alors ça ne peut pas être la vérité…

DES ÉNONCÉS NI VRAIS NI FAUX…

La puissance du travail de Gödel a consisté à inventer un langage permettant de coder ce type de jeu de raisonnement logique. Ce code s'écrit sous la forme de nombres entiers du type "53 x 117 x 1 719 …". Avec ce code, Gödel réussit à traduire tous les termes utilisés en arithmétique, le vocabulaire comme la syntaxe (tels les liens logique "et", "ou", "alors", etc.). Et il démontre que la manipulation arithmétique de ce langage codé, via de simples additions ou multiplications, permet de refléter les raisonnements.

Avec ce code, toute proposition arithmétique devient un nombre. Une invention puissante qui sera à la base de l'informatique, dont les algorithmes ne sont que du raisonnement mathématique écrit sous la forme de 0 et de 1. Surtout, la preuve qu'un énoncé donné est vrai ou faux devient un objet mathématique en tant que tel. "Gödel a montré que le concept de démonstration peut être codé et donc inclus dans un raisonnement mathématique",  explique Denis Bonnay.

Grâce à ce jeu de langage, Kurt Gödel réussit à coder l'énoncé (ressemblant à une poupée russe) "il existe un énoncé qui n'est pas démontrable". Il ne précise pas lequel mais, grâce à un calcul sur les codes, il prouve que sa proposition est vraie. C'est un énorme coup de tonnerre !

Cet énoncé mathématiquement démontré est la preuve indubitable qu'il existe au moins un énoncé mathématique qui n'est ni prouvable ni  réfutable ! Ce type d'énoncé, le logicien le qualifie d'"indécidable". Et dans un nouveau vertige logique, il pousse son travail de sape encore un cran plus loin.

Car Gödel montre alors qu'on peut coder une propriété englobant toutes les mathématiques. Par exemple, "tous les énoncés ont cette propriété" ou "aucun énoncé n'a cette propriété". Cela lui permet de former la proposition "on peut démontrer que l'ensemble des énoncés mathématiques n'est pas contradictoire". Et de prouver que cette proposition est justement… indécidable.

En résumé, et malgré les emboîtements fous d'énoncés, Gödel affirme cette vérité : personne ne pourra jamais démontrer qu'il n'y a pas de contradiction dans les mathématiques. CQFD.

Si sa signification profonde n'est toujours pas tranchée, rappelle Denis Bonnay, le raisonnement est mathématiquement imparable : "Même des extraterrestres ne pourraient le nier, à moins de remettre en question tous nos écrits mathématiques, ou de contester son codage, ce qui est très peu probable."